A la lisière entre conception et matière, entre intention et incarnation, l'embryon transporte déjà la mémoire corporelle de sa venue au monde et avec elle quelques fragments de l'histoire familiale. Croissant et multipliant jusqu'à l'âge
adulte, il n'aura de cesse au cours de son épopée dans la matière de cheminer tout autant vers la conscience originelle, décryptant à chaque étape les inscriptions gravées dans cette forme corporelle qu'il transporte et qui le transporte.
La perte d'un jumeau est l'une de ces possibles inscriptions qu'il aura à déchiffrer.
Sur le chemin de l'incarnation, le jumeau représente celui qui nous est attaché. A qui nous sommes attachés. Suivre son chemin nécessite parfois de laisser quelqu'un au bord de la route, quelqu'un de plus fragile, qui n'a plus la force d'avancer
ou qui choisit une autre orientation. Et rompre cet attachement, puisqu'il s'agit de quelqu'un d'intime, c'est aussi se couper d'une partie de soi-même car au-delà de l'intimité, il y a eu intrication : un peu de lui en moi, un peu de
moi en lui. Oui, il est parfois nécessaire de trancher, et oui, c'est douloureux. Alors apparaît la culpabilité et son miroir, le reproche. La culpabilité venant de l'intérieur et le reproche de l'extérieur comme deux faces d'une même
pièce qui nous disent : "Tu n'aurais pas dû". Ce "tu n'aurais pas dû" n'est autre que l'appropriation par l'ego du refus, la traduction de "cela n'aurait pas dû arriver" et "je n'aurais pas dû être obligé d'en arriver là". C'est à dire
de devoir rompre avec ce qui m'attachait au monde d'avant l'incarnation. L'individu est celui que l'on ne peut diviser et pour en arriver à l'individu, il est nécessaire de diviser, de trancher avec cet "autre" qui venait du ciel, qui
n'était que pure intention et qui ne connaissait pas la douleur.
Cette structure comme probablement d'autres structures repose sur une douleur invivable. L'invivable, c'est tout ce qui dépasse notre capacité à faire corps avec, à être unifié dans le moment présent. L'invivable, c'est l'idée que
nous accolons à une situation passée afin d'avoir à nous prémunir d'avoir à la revivre. Cet invivable est bien-entendu douloureux et vécu comme nous mettant véritablement en danger de vie ou de mort. Mais il se trouve que nous y avons
survécu. L'invivable correspond au maintien de l'idée que nous aurions pu ne pas y survivre. Mais c'est une idée qui n'est plus d'actualité alors même qu'elle se manifeste régulièrement dans nos émotions quotidiennes et qu'elle structure
nos représentations du monde.
Comment quitter cette idée ? En revenant à vivre ce qui a été désigné comme invivable et qui ne l'était pas. Puisque nous avons survécu. Une fois l'invivable vécu, il ne sera plus invivable. Il ne s'agit pas de nous mettre en danger
mais d'accepter de vivre les sensations corporelles que nous éloignons habituellement de toutes nos forces et au prix de grandes tensions.
En attendant, notre comportement et nos manières de penser le monde, nous amènent à éviter ce qui nous a paru invivable ainsi que toutes les situations qui évoquent de près ou de loin une telle expérience.
Notes prises à l'issue d'une séance récente.
C. me parle d'un échange de SMS qu'elle a eu avec une collègue qui lui dit qu'elle n'y arrivera pas (à sortir de là où elle travaille) et C. trouve cela blessant. Elle est blessée. Elle dit : "Je sais bien que j'ai ce problème et je
n'ai pas besoin qu'on appuie dessus".
Mais dans cette phrase, il est affirmé comme une évidence qu'il y a un problème : je n'arrive pas à sortir de là. Cette assertion est typique des difficultés liées à la naissance. C'est pourtant une affirmation qui n'est pas exacte.
La réalité n'est pas "je n'arrive pas à sortir de là" mais "j'arrive à ne pas sortir de là". Pourquoi ? Parce que je suis occupée à autre chose... qui m'importe plus !
Je prends l'exemple de la maman qui appelle pour venir à table. Ce qui est blessant n'est pas qu'elle appelle pour le repas, ce qui est blessant c'est qu'elle ne voit pas que je suis occupé(e) à autre chose. Par exemple je fais l'exercice
que m'a donné l'instituteur hier.
Je suis confronté(e) à deux obligations dont la première n'est pas remplie mais m'occupe néanmoins sans que j'en aie conscience, ne voyant que la seconde que je ne peux pas résoudre, étant encore tout(e) attaché(e) à la première. Autrement
dit, -je m'adresse ici au lecteur- on me demande de naître alors que je suis encore occupée à résoudre les problèmes de la vie intra-utérine. C'est trop injuste ! Ainsi le titre : de la naissance à l'incarnation est tout à fait justifié
et dans le bon sens. On pourrait croire que c'est la naissance qui bloque mais c'est une expérience vécue au préalable qui a été douloureuse pendant la gestation, voire au niveau du processus d'incarnation au cours duquel l'être a pu se
croire abandonné.
Il s'agit de voir l'ensemble et ce n'est plus un problème : je suis en accord avec moi-même, je suis occupée à un problème que vous ne voyez pas et ce n'est pas le moment pour moi de sortir de là.
Alors C., à quoi êtes-vous occupée ?
A ce moment de la séance, C. rentre d'elle-même dans ses sensations et ses impressions : je ne veux pas y aller, c'est difficile, ça fait mal, ils ne veulent pas de moi, c'est tout noir, je tombe, j'ai peur, je n'arrête pas de tomber,
il n'y a personne, c'est vide... Tout cela dure un certain temps, c'est très résumé ici, et a déjà émergé tour à tour au cours de précédentes séances. J'interviens et la pousse à entrer dans sa douleur. Moi aussi j'appuie.
Et elle passe de "y a personne" en cherchant quelqu'un avec ses petites mains à finalement "
Il n'y a que moi" avec les mains posées sur elle et sa poitrine en particulier.
Il y a beaucoup de nuances. : entre le noir, le vide palpable, il n'y a personne, je suis seule et il n'y a que moi.
"Il n'y a que moi" c'est comme si l'enveloppe béante qui attendait quelqu'un, qui laissait la place à l'autre, disparu, attendu, souffrant était recousue. L'accès à l'individuation. Comme s'il y avait une fermeture éclair qui se fermait,
permettant d'accéder au moi. Il n'y a que moi, il n'y a pas d'autre, il n'y a plus d'autre.
Plus tard, quand C. sort peu à peu du coeur de l'expérience, elle me dit : "A un moment, vous m'avez encouragée". Oui. Olivier Humbert, citant Gurdjieff, disait : "Ce qui compte ce n'est pas l'effort, c'est le sur-effort". Au-delà
de l'effort, encore un effort. Des années plus tard, il a repris cette expression dans une réunion, puis il a dit qu'il plaisantait. Certainement pour nous rassurer. Alors oui, sans ces encouragements, elle ne serait probablement pas passée
de "il n'y a personne", la peur du vide, la quête désespérée d'un autre, d'un compagnon de route, à "il n'y a que moi", l'affirmation de soi et l'acceptation de la solitude.
Elle dit aussi : "Il a fallu passer en force". Oui. Dans cette chair il faut rentrer, il faut entrer dans cette chair, la pénétrer pour avancer et cheminer. Mais avant cela il faut trouver sa force. C'est là que je l'ai aidée, au niveau
du hara. Trouver sa force, c'est aussi surmonter la douleur de l'arrachement, comme on dit qu'une fusée s'arrache à l'attraction terrestre. Le passage à l'individuation nécessite la rupture puis la closure, sans compter la sépulture. C'est
à dire que de moi-même je suis obligée d'abandonner cette enfant qui n'a pas été désirée. Cet enfant non-désiré, cet enfant du non-désir est finalement le non-enfant du désir. L'enfant qui n'était pas désiré n'est pas venu au monde. Mais
qui a dû assumer cet abandon, cet arrachement à moi-même ? Moi. Pas mes parents. Ceux qui ne voient pas que je suis occupée.
Puis après ces commentaires C. répète plusieurs fois que c'est bizarre, qu'elle a une sensation bizarre... plusieurs fois. Puis : "C'est comme si j'existais". C'est une belle formulation parce que je dis souvent : si vous ne savez
pas comment dire, si vous n'avez pas les mots, dites : "c'est comme si...", commencez votre phrase comme ça. Et là, elle qui probablement une bonne partie de sa vie a fait comme si elle existait ou plutôt pour tenter d'exister, elle faisait
comme si, se mettant à exister, elle n'a pas les mots pour le dire et est obligée de passer par le "comme si...".
Qui parle ?
"C'est comme si c'était moi, un moi que je ne connais pas..."
On n'en saura pas beaucoup plus pour cette fois. On ne peut qu'être là et constater ensemble.
Le plus étonnant, c'est que lors de sa toute première séance, C. était sortie du massage en disant "j'existe". Il aura fallu tout ce chemin entre la première sensation d'exister et la possibilité de réintégrer ou d'intégrer son corps.
Et la conclusion me demanderez-vous cher lecteur ? Je vous laisse vous faire la vôtre. Mais comme le disait mon ami Xavier en citant un sage : "Qui s'arrête se trompe".
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