Écoute cette merveille, et mesure ses immenses implications : tout homme a primitivement un frère jumeau. Toute femme enceinte porte deux enfants dans son sein. Mais le plus fort ne tolère pas la présence d'un frère avec qui il faut tout partager. Il l'étrangle dans le ventre de sa mère, et l'ayant étranglé, il le mange, puis il vient seul au monde, souillé par ce crime originel, condamné à la solitude et trahi par le stigmate de sa taille monstrueuse. L'humanité est composée d'ogres, d'hommes forts, oui, avec des mains d'étrangleurs et des dents de cannibales. Et ces ogres ayant par leur fratricide originel déclenché la cascade de violences et de crimes qui s'appelle l'Histoire, errent de par le monde, éperdus de solitude et de remords. Nous seuls, tu m'entends, nous sommes innocents. Nous seuls nous sommes venus au monde la main dans la main, et le sourire fraternel aux lèvres.
Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je me demande ce que les sans-pareils peuvent entendre à ce commandement primordial de la morale chrétienne. Car il n'est déchiffrable que dans ses trois derniers mots. Comme soi-même? Est ce à dire que chacun doit s'aimer d'amour véritable, de charité généreuse, noble, désintéressée? Inintelligible paradoxe pour le sans-pareil qui ne peut concevoir d'amour de soi que dans une restriction à l'épanchement vers les autres, dans un mouvement de retrait, d'avare retenue, d'égoïste revendication de son intérêt personnel. Tandis que nous ... Le mouvement qui nous emporte hors de nous, l'essor de notre jeunesse, le don de nos forces vives à notre entourage, cette fontaine généreuse et belle c'est d'abord et principalement -et exclusivement -au frère-pareil qu'elle va. Rien n'est retenu, tout est donné, et pourtant rien n'est perdu, tout est gardê, dans un admirable équilibre entre l'autre et le même. Aimer son prochain comme soi-même ? Cette impossible gageure exprime le fond de notre coeur et la loi de ses battements.
L'un des plus beaux fleurons de notre "monstruosité", c'était à coup sûr cette cryptophasie, l'éolien, ce jargon impénétrable, qui nous permettait de nous entretenir des heures sans que les témoins pussent percer le sens de nos paroles. L'erreur
de tous les psychologues qui se sont penchés sur l'énigme de la cryptophasie, c'est de l'avoir considérée comme une langue ordinaire. Ils l'ont traitée comme ils auraient fait un idiome africain ou un dialecte slave, tâchant d'enregistrer
un vocabulaire et de relever une syntaxe.
Contresens fondamental qui consiste à traduire un phénomène gémellaire en termes singuliers. La langue gémellaire -toute entière commandée et structurée par la gémellité -ne peut être assimilée à une langue singulière. Ce faisant,
on néglige l'essentiel pour ne retenir que l'accident. Or dans l'éolien, l'accident c'est le mot, l'essentiel c'est le silence.